• LE MONDE | 21.09.02 | 12h57 – by Le Monde

    Date posted: April 28, 2006 Author: jolanta

    MIS A JOUR LE 21.09.02 | 17h16…

    LE MONDE | 21.09.02 | 12h57

    by Le Monde

    • MIS A JOUR LE 21.09.02 | 17h16

    "Art d’�quilibre" contre "instrument de guerre"

    Conversation posthume entre le vieux fauve et le jeune loup.

    Avec des citations tir�es de leurs nombreux propos sur l’art, on peut recomposer un dialogue fictif entre Matisse et Picasso. Ils parlent de C�zanne, de politique et de cr�ation.

    La scène est au ciel.

    Matisse : C�zanne, voyez-vous, est bien une sorte de bon Dieu de la peinture.

    Picasso : Il �tait mon seul et unique ma�tre ! Vous pensez bien que j’ai regard� ses tableaux… J’ai pass� des ann�es à les �tudier… C�zanne ! Il �tait comme notre père à nous tous. C’est lui qui nous prot�geait…

    M. : Aux moments de doute, quand je me cherchais encore, effray� parfois de mes d�couvertes, je pensais : Si C�zanne a raison, j’ai raison, et je savais que C�zanne ne s’�tait pas tromp�. Il y a dans l’œuvre de C�zanne des lois d’architecture qui sont bien utiles à un jeune peintre…

    P. (l’interrompant) : Ce qui nous int�resse, c’est l’inqui�tude de C�zanne, c’est l’enseignement de C�zanne, ce sont les tourments de Van Gogh, c’est-à-dire le drame de l’homme. Le reste est faux.

    M. : L’art ne doit pas inqui�ter, ni troubler – il doit être �quilibr�, pur, tranquille, reposant.

    P. : Il faut r�veiller les gens. Bouleverser leur fa�on d’identifier les choses. Il faudrait cr�er des images inacceptables. Que les gens �cument. Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un dr�le de monde. Un monde pas rassurant.

    M. (insistant) : Ce que je rêve, c’est un art d’�quilibre, de puret�, de tranquillit�, sans sujet inqui�tant ou pr�occupant, qui soit, pour tout travailleur c�r�bral, pour l’homme d’affaires aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un l�nifiant, un calmant c�r�bral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui le d�lasse de ses fatigues physiques.

    P. : Le fauteuil, c’est un dossier auquel on s’appuie. C’est un ustensile. Ce n’est pas de l’art… Non, la peinture n’est pas faite pour d�corer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et d�fensive contre l’ennemi.

    M. : Les �v�nements politiques sont temporaires ; ils passent. L’art vit d’une vie �ternelle. Je ne crois pas à l’art de propagande. Il n’est pas n�cessaire à l’artiste de s’associer à la lutte des classes ou de chercher à l’interpr�ter.

    P. : Que croyez-vous que soit un artiste ! Un imb�cile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien ou une lyre à tous les �tages du cœur s’il est poète, ou même, s’il est un boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en �veil devant les d�chirants, ardents ou doux �v�nements du monde, se fa�onnant de toutes pièces à leur image.

    M. : Cr�er, c’est exprimer ce que l’on a en soi. Tout effort authentique de cr�ation est int�rieur.

    P. : Le moi int�rieur, il est forc�ment dans ma toile, puisque c’est moi qui la fais. Je n’ai pas besoin de me tourmenter pour �a. Quoi que je fasse, il y sera. Il n’y sera même que trop… Le problème, c’est le reste.

    M. :Pourtant, je crois que l’expression essentielle d’une œuvre d�pend presque entièrement de la projection du sentiment de l’artiste. La transcription presque inconsciente de la signification du modèle est l’acte initial de toute œuvre d’art, et particulièrement du portrait. Par la suite, la raison est là pour dominer, pour tenir en bride et donner la possibilit� de reconcevoir en se servant du premier travail comme d’un tremplin.

    P. (voix moqueuse) : Matisse fait un dessin, puis il le recopie… Il le recopie cinq fois, dix fois, toujours en �purant le trait… Il est persuad� que le dernier, le plus d�pouill�, est le meilleur, le plus pur, le d�finitif ; or, le plus souvent, c’�tait le premier… En matière de dessin, rien n’est meilleur que le premier jet.

    M. (calmement) : Lorsque je peins un portrait, je prends et reprends mon �tude, et c’est chaque fois un nouveau portrait que je fais : non pas le même que je corrige, mais bien un autre portrait que je recommence ; et c’est chaque fois un être diff�rent que je tire d’une même personnalit�. L’œuvre d’art est ainsi l’aboutissement d’un long processus d’�laboration.

    P. : Je ne veux pas g�ter la première fra�cheur de mon œuvre… S’il m’�tait possible, je la laisserais telle quelle, quitte à recommencer et à l’amener à un �tat plus avanc� sur une autre toile. Puis j’agirais de même avec celle-ci… Il n’y aurait jamais une toile "achev�e" mais les diff�rents "�tats" d’un même tableau, qui disparaissent d’habitude au cours du travail… Si je peins tant de toiles, c’est que je cherche la spontan�it� et, ayant exprim� avec quelque bonheur une chose, je n’ai plus le courage d’y ajouter quoi que ce soit.

    M. (d’un ton sec) : La spontan�it� n’est pas ce que je recherche. La peinture exige de l’organisation, par des moyens très conscients, très concert�s, comme dans les autres arts.

    P. (sec à son tour) : Il faut chercher quelque chose qui se d�veloppe tout seul, quelque chose de naturel, de pas fabriqu�, que �a se d�ploie comme c’est, en forme de naturel et pas en forme d’art. L’herbe comme l’herbe, l’arbre comme l’arbre, et le nu comme le nu.

    M. : Je vous ai montr�, n’est-ce pas, ces dessins que je fais, ces temps-ci, pour apprendre à repr�senter un arbre, les arbres ? Comme si je n’avais jamais vu, dessin� d’arbre… Je ne me d�barrasserais pas de mon �motion en copiant l’arbre avec exactitude, ou en dessinant les feuilles une à une dans le langage courant… Mais après m’être identifi� à lui. Il me faut cr�er un objet qui ressemble à l’arbre. Le signe de l’arbre. (Picasso approuve de la tête.) Et pas le signe de l’arbre tel qu’il a exist� chez d’autres artistes… Les autres ont invent� leur signe… Le reprendre, c’est reprendre une chose morte.

    P. : Il ne faut pas imiter la vie, il faut travailler comme elle. Sentir pousser ses branches. Ses branches à soi, sûr ! Pas à elle !… La peinture n’est pas une question de sensibilit� ; il faut usurper le pouvoir ; on doit prendre la place de la nature et ne pas d�pendre des informations qu’elle vous offre. (Un silence.)

    C’est pour cela que j’aime Matisse. Entre lui et moi il y a notre œuvre commune pour la peinture : quoiqu’on veuille, �a nous lie.

    M. (souriant) : Si tout le monde faisait son m�tier comme Picasso et moi faisons le n�tre…

    Propos rassembl�s par Philippe Dagen

    Les citations sont extraites d’Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Herman, 1972, et de Pablo Picasso, Propos sur l’art, Gallimard, 1998.

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